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    7 months ago

    En creux des routes et du béton se déploie à partir des années 1950 une extraction massive de sable et de gravier, en partie locale, réalisée par des petites et moyennes entreprises : un extractivisme « ordinaire » pratiqué de manière prolongée dans les rivières. Alors qu’au début des années 2010 plusieurs reportages sur le sable insistaient sur les activités illégales, les mafias ou les pillages, et les chantiers extraordinaires à Singapour et Dubaï (5), l’activité revêt en France métropolitaine un caractère absolument banal. Si le bas Mékong connaît actuellement une extraction de sable sept fois supérieure aux sédiments charriés naturellement par le fleuve, dans les années 1970 ce ratio atteint dix à treize dans la Loire. À Tours, le lit du fleuve baisse presque à vue d’œil — il s’approfondit de 60 centimètres entre 1973 et 1977 — au point de fragiliser les fondations du pont Wilson, qui s’effondre en avril 1978 (6). La quasi-omniprésence du sable, son faible prix de vente et l’important coût de transport font alors le bonheur et la fortune de centaines de petites entreprises françaises qui s’activent dans des milliers de carrières. Dragues et pelleteuses vident la plupart des rivières de leurs sédiments, et partout des pénuries apparaissent. Les volumes prélevés dans le Drac (Isère) sur 12 kilomètres, au niveau de l’agglomération grenobloise, avoisinent 22 mètres cubes par mètre linéaire et par an entre 1955 et 1972. Aucune réglementation n’entrave l’exploitation : jusqu’en 1970, une simple déclaration en mairie suffit à ouvrir une carrière. Si l’extraction alluvionnaire provoque des effets spécifiques dans chaque rivière, elle entraîne quelques conséquences communes, et durables : érosion des berges, perturbation des conditions d’écoulement, aggravation des risques hydrologiques par rétention sédimentaire et végétalisation des corridors fluviaux, perte de biodiversité par diminution des zones humides… Le creusement du fond du lit a aussi pour conséquence l’abaissement de la ligne d’eau et, par suite, de la nappe phréatique. Ces dégradations ont nourri une forte opposition constituée notamment de riverains, d’élus, de scientifiques, de pêcheurs, d’associations, qui s’intensifie dans les années 1960 et 1970.

    Sisyphe répare des chaussées

    Alors que la conflictualité s’accroît, que les gisements s’épuisent, que les dégâts sont documentés, que l’Assemblée nationale vote les premières lois régulant l’exploitation des carrières et que la prise de conscience s’étend, l’extractivisme s’accentue après 1970. Simultanément, au travers des contraintes législatives, qui incorporent certaines demandes sociales, il se métamorphose. L’exploitation se déplace vers les roches dures (interdiction d’extraire dans le lit mineur depuis 1993), elle atténue les nuisances immédiates (bruit, poussière), mais désormais se présente surtout comme une politique d’aménagement et de réaménagement du territoire dont les contours font l’objet d’une concertation avec les habitants, les associations environnementalistes et les instituts scientifiques. Il s’agit de penser un avenir enviable — un horizon de quinze ou trente ans — pour accepter un présent malheureux. Outre qu’ils enjoignent à cacher les dégâts visuellement les plus marquants, des catalogues documentent les usages de l’espace à venir : agricole, sylvicole, base de loisirs, zone ornithologique, etc. La base nautique, dont les photographies remplissent les revues spécialisées, notamment en région parisienne (Viry-Châtillon, Cergy-Neuville, Jablines, Mantes-la-Jolie), charge l’imaginaire des carrières d’affects joyeux. Trivial, voire grotesque, mais efficace : des planches à voile prennent la place des plaies béantes.

    En définitive, la carrière valorisera l’espace et apportera la richesse : ce n’est qu’« une étape dans la vie d’un sol », affirme un document du cimentier Lafarge qui vante un catalogue de réaménagements. Les carriers ne consomment plus l’espace : ils le produisent. La création de paysages apaisants par les travaux de terrassement joue un rôle déterminant dans l’« acceptabilité » future de l’infrastructure. Le terrassier paysagiste, dont le rôle croît avec la possibilité de conflits, prétend pouvoir corriger les dégâts par les mêmes machines qui les engendrent, voire améliorer le paysage et les écosystèmes à l’aide d’acteurs spécialisés dans le secteur florissant de la remise en état. Les dispositifs de prise en charge, physique et symbolique, de la carrière deviennent nécessaires au développement des infrastructures de transport. Progressivement, la carrière polarise les débats, son espace absorbe des demandes écologiques à condition… de satisfaire les besoins en sable et en gravier qui, eux, ne sauraient être questionnés.

    Depuis 1945, les grandes infrastructures sont responsables des plus grands flux de matières du capitalisme français : plus que pour se loger, se nourrir ou se chauffer, la matière extraite et déplacée en France sert le transport de personnes et surtout de marchandises. Si le béton constitue la finalité principale dans les années 1960, il ne représente que 28 % de cette extraction aujourd’hui. Le secteur du bâtiment n’absorbe que 19 % des produits des carrières (7) : l’extraction alimente le secteur du « génie civil », et surtout l’entretien et la maintenance des routes existantes — jamais en bon état du fait des trafics de poids lourds. En 2019, les seules couches de chaussées ont absorbé 35,8 millions de tonnes d’asphalte (un peu de bitume, mais surtout du sable et du gravier). Plus inquiétant : un tiers des 12 000 ponts autoroutiers auraient besoin d’être réparés et 7 % menacent de s’effondrer (8). Sisyphe ne pousse pas devant lui un rocher : il répare des routes avec des gravillons.

    Automobiles propulsées à l’air pur

    Cet héritage coûte cher. Entre 2010 et 2015, les collectivités territoriales ont dépensé en moyenne 15 milliards d’euros par an pour leurs voiries. Chaque année, certains départements de la petite couronne parisienne déboursent 230 000 euros par kilomètre (9). Et certaines communes allouent autant à leur réseau qu’à l’enseignement primaire. Les opérations d’entretien sont pratiquement soustraites à la délibération politique, et bénéficient d’un argument redoutable : réparer un objet, prolonger son espérance de vie, tombe sous le (bon) sens — voire contribue à sauver la planète. Ne serait-il pas absurde de laisser dépérir un patrimoine dans lequel on a tant investi ?

    Par leur matérialité et les imaginaires qu’elles charrient, les infrastructures semblent réclamer le soin de la société — la puissance publique sous-traitant cette tâche au privé. Soutenue par l’État, la mainmise de Vinci sur les routes s’accentue (10). Non seulement elle réalise les terrassements (GTM), les fondations (Soletanche), les couches des routes (Eurovia), l’extraction dans des centaines de carrières (Vinci Construction), mais en plus elle possède le bâti : un réseau de 4 443 kilomètres d’autoroutes, douze aéroports, et des centaines de parkings.

    Au-delà de l’automobile et du camion qui, fussent-ils propulsés à l’air pur, exigeront les mêmes lourdes infrastructures, l’ordre économique nous pousse à percevoir la production de l’espace comme une contrainte nécessaire ou naturelle, plutôt que comme une question politique. Et pour cause : la maintenance des grandes infrastructures permet en premier lieu de maintenir le fonctionnement des structures macroéconomiques — à commencer par le libre-échange.

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      7 months ago

      (1)  Déclaration de Valéry Giscard ­d’Estaing, Radiodiffusion-télévision française (RTF), 23 février 1962.

      (2)  Marc-André Philippe et Nadine Polombo, « Soixante années de remembrement : essai de bilan critique de l’aménagement foncier en France », Études foncières, Sceaux, 2009 ; Patrick Falcone, Xavier Ory, Vincent Piveteau et Catherine Sarrauste de Menthière, « La haie, levier de la planification écologique », Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux, rapport no 22114, avril 2023.

      (3)  Lire Cécile Marin et Pierre Rimbert, « L’ère des plates-formes logistiques », Manière de voir, no 187, février-mars 2023.

      (4)  Lire Matthieu Grossetête, « Des accidents de la route pas si accidentels », Le Monde diplomatique, août 2016.

      (5)  Par exemple, Denis Delestrac, « Le sable : enquête sur une disparition », Arte, 2011.

      (6)  Bulletin de liaison des laboratoires de Ponts et chaussées, Paris, septembre-octobre 1980.

      (7)  Union nationale des industries de carrières et des matériaux de construction (Unicem), « L’industrie française des granulats en 2020 », Union nationale des producteurs de granulats (UNPG), Clichy, 2022.

      (8)  Patrick Chaize et Michel Dagbert, « Sécurité des ponts : éviter un drame », rapport d’information no 609 (2018-2019), déposé le 26 juin 2019.

      (9)  Jacques Rapoport et al., « Revue de dépenses - Voiries des collectivités territoriales », conseil général de l’environnement et du développement durable - inspection générale de l’administration - inspection générale des finances, Paris, août 2017.

      (10)  Lire Nicolas de la Casinière, « Le soleil ne se couche jamais sur l’empire Vinci », Le Monde diplomatique, mars 2016.